Follow Copperkingdom on Twitter
Lietuvikai English Français German

Entre personnification et sociabilité

 

Le royaume de cuivre de Rimantas Antanas Šulskis

 

 

 

Vida Mažrimienė. Kultūros barai 2004. Nr. 4 (473). 

 

« Des gens m'identifient à mes travaux... Des gens qui ne sont pas semblables à moi, mais qui m'observent et me jugent », c'est par ces mots du héros d'André Malraux qu'il est possible de définir le credo de l'œuvre de Rimantas Antanas Šulskis (1943-1995).  On dit que le cycle graphique « Caprices » de Francisco de Goya sur les événements de la guerre d'Espagne racontent mieux que les chroniques de l'époque, les «Vertus» et les «Vices» de Pieter Bruegel, la fiesta fantasmagorique de Jérôme Bosch «Jardin des délices» sont un miroir qui reflète l'actualité de la vie, et le groupe de sculptures du Laocoon, découvert en 1506 et représentant une scène de «L'Énéide» de Virgile, n'en est pas moins social que «Le Prophète» d'Eduard Wiiralt... La force vitale, qui se cache dans une œuvre socialement d'actualité, prolonge ce qui est codé dans sa structure. Selon Malraux, il n'est pas nécessaire à Maillol de créer des sculptures de rois dans la cathédrale de Chartres, et à Mallarmé de devenir Shakespeare, mais, selon lui, la vallée des morts a uni Shakespeare à Beethoven, Michel-Ange à Rembrandt, car ils étaient les témoins de leur siècle, et les grands mythes du siècle (liberté, démocratie, progrès) coïncidaient avec l'espoir le plus important de l'homme que celui-ci connaît depuis l'époque des catacombes. [1]  

Le professeur Juozas Kėdainis le comparait à Michel-Ange...  

Rimantas Šulskis est à cet égard une personnalité pas moins unique dans l'art lituanien. Controversé, archaïque et d'aujourd'hui, philosophe et multiple. A la différence d'Algimantas Švėgžda qui a pu passé le rideau de fer et partir se faire soigner à l'étranger, Šulskis est resté gravement malade en Lituanie et il a, avec d'anciens compagnons d'études (Virginija Babušytė-Venckūnienė, Stasys Žirgulis, Aloyzas Jonušauskas, Vytautas Juzikėnas), des collègues de l'école d'art pour enfants de Kaunas (Edmundas Saladžius, Ričardas Vaitiekūnas) et d'autres personnes ayant les mêmes idées, développé un sens de la forme plastique et cherché une clé pour des solutions de composition complexes. Il a vécu non pas en se consumant mais en flambant, en se confrontant avec un siècle rude. Selon H.G. Gadamer, même regarder un tableau abstrait n'est pas un simple acte sensitif, cela est aussi indissociable de l'histoire, car l'histoire dicte de nouvelles décisions. Comment regarder Rimantas Šulskis ?  JiIl a créé dans une société en stagnation, essayant de trouver une expression n'affrontant pas l'idéologie. Tout comme les tailleurs de pierres de la Renaissance, il recherchait les dimensions optimales, et il se sentait parfois ascète à la manière médiévale ou attentif comme un expressionniste... Šulskis s'efforçait d'être non pas un héraut ou un tribun, mais un analyste, un penseur. Le professeur Juozas Kėdainis le comparait à Michel-Ange... Il chauffait et travaillait de grandes feuilles de cuivre les transformant en de gigantesques compositions multiformes, il perfectionnait, polissait leurs surfaces tout en se débattant en permanence contre la maladie qui épuisait son corps. A court d'argent et évaluant la situation, il a trouvé une niche en choisissant la technique de frappe du cuivre la moins chère à l'époque mais exigeant une force physique titanesque. On dit aujourd'hui que sa technique, comparable à l'art tridimensionnel, et les hauts-reliefs de plus de deux mètres de haut, tenant lieu de moulages en bronze, n'ont pas d'égal, et ce pas uniquement en Lituanie...  Les critiques d'art l'ont appelé le « chevalier romantique de province », incarnant « les arguments de la guilde des sculpteurs contre l'expansion de l'idéologie soviétique ». [2] Lors de l'exposition personnelle de Šulskis à Kaunas en 1990, après avoir entendu que l'œuvre de ce sculpteur n'était pas très lituanienne, le critique d'art Arūnas Vyžintas s'est emporté : « Lorsque j'entends de telles descriptions, je pense toujours : mais qui nous a implanté, que diable, cette étrange conception de la lituanité ? Les Lituaniens sont-ils vraiment des mollusques dévertébrés incapables de marteler la pierre ou le cuivre ? Mais peut-être que nos souffrances et nos pertes, notre volonté et la force de notre esprit, la crainte honteuse et le désespoir douloureux infligés durant des décennies ne valent pas le fait d'être éternisés par des formes un peu plus monumentales et plus sévères ? ». [3]

 Des perquisitions ont plus d'une fois eu lieu chez lui, il a été plus d'une fois convié à des « dialogues »...

Exposé à la Galerie de peinture de Kaunas, le « Royaume de cuivre » de Šulskis (plus de 60 œuvres provenant de la collection de la famille du sculpteur) a dévoilé une image plus profonde et plus universelle de son œuvre. En comparaison avec les expositions précédentes, celle-ci différait par la diversité des genres et des techniques. Grâce aux efforts de l'équipe du commissaire de l'exposition Edmundas Saladžius, Žilvinas Pabrinkis et des fondeurs de Šančiai, nombre de travaux en plâtre de Šulskis ont été coulés dans du bronze. Nous avons vu de nouvelles formes d'expression, comme une illusion dans une alternance incessante.

Il est habituel d'affirmer que l'œuvre de Šulskis est dramatique, mais elle n'a pas les traits d'un dramatisme euphorique et de la théâtralité de la farce. Il n'y a pas grand-chose qui l'associe aux œuvres d'autres sculpteurs de cette époque : Teodoras Kazimieras Valaitis, Vladas Vildžiūnas, Leonas Strioga, etc. Les thèses de Matas Menčinskas ou les tentatives sans appréhension d'Ernst Barlach pour révéler les profondeurs intérieures, les vices et les folies du monde sont plus proches de Šulskis. Ce n'est pas l'expression artistique de Barlach qui en imposait à l'artiste,  mais la volonté de représenter la vie comme un Paradis infernal et le Paradis comme le Purgatoire. Les thèmes des œuvres de Šulskis se développent dans des tourbillons d'une puissante intensité, les profondeurs culminantes des sens, les marécages de la symbolique, des métaphores et des rapprochements mythologiques. Ce ton est très éloquent, mais pas littéraire, il n'y a pas de prose dans celui-ci, ni d'imitation de la souffrance, ni d'artifice. Il s'agit des fruits d'une réflexion particulièrement concentrée. Šulskis se représentait lui-même en se fiant à ses sentiments pour créer un monde, plein de douleurs et de visions incroyables, et couronné d'espoir et d'un voyage vers un grand but. Ce but était une création, à la fois personnelle et globale, en permanence en équilibre entre des sentiments introvertis et une confrontation avec la réalité. A l'époque soviétique, pendant les années de stagnation, il s'est retrouvé dans la ligne de mire de la sécurité après avoir projeté de lire Alexandre Soljenitsyne. Il y a eu plus d'une fois des perquisitions chez lui, il a été convié plus d'une fois à des « dialogues »...

Le « Retour du fils prodigue » de Šulskis avec un corps désespérément rejeté en arrière est non pas un repentir à la Rembrandt, mais un cri de désespoir. Les masses brisées, redondantes et déformées parlent d'une personnalité déchirée par des contradictions intérieures. Le « Fils » ne veut pas rentrer à la maison car il ne se sent pas coupable. Il ne s'est pas encore réconcilié avec le monde extérieur. Il n'a pas fait ses conclusions...  Dans le triptyque grotesque de Šulskis « Les rêveurs », les personnages méphistophéliques frontaux, avec des extrémités exagérées de manière surréaliste et dissimulant les têtes dans les uniformes des chancelleries, sont le reflet de la dégénérescence de l'époque totalitaire. Le cycle thématique culminant, « Royaume de cuivre » I-IX (1981-1988), est le summum de l'œuvre de Šulskis, une poésie épique sur la douloureuse soif de liberté, des représentations d'un combat permanent. Telle l'Antenora particulière de Dante, les hauts-reliefs parlent aussi des traîtres et des disgraciés. Les corps s'entrelacent dans une force brutale comme un ballon déchiré par des contradictions. L'homo sapiens moderne essaie un peu comme Laocoon de se libérer des entraves de la tyrannie, de s'échapper d'elles comme de l'étreinte des monstres infernaux de Bosch. Le dramatisme psychologique de ces mystères se répand telle l'apothéose de « La Minautoromachie » de Pablo Picasso ou « Les pleurs du Christ » de George Rouault.

Qui sait, c'est peut-être notamment en raison de la pensée hors norme de Šulskis que le panneau décoratif « Faune » n'a pas été terminé pour la frise du musée zoologique Tadas Ivanauskas ? Les plaques monumentales se sont retrouvées bien loin du centre, à un détour de la route devant les portes du Jardin zoologique. Le parc des sculptures de l'artiste n'a pas été mis en place à Kaunas. L'œuvre de Šulskis semblait suspecte dans l'espace réglementé de la culture soviétique. Les vérités du christianisme et d'aujourd'hui, le messianisme affligé de Friedrich Dürrenmatt et de Samuel Beckett, les symboles et les archétypes dans l'œuvre de l'artiste fusionnent dans un alliage commun qui incarne la perspicacité de la vie sociale. Le « Adam et Ève » de Šulskis avec des proportions déformées et des têtes agrandies façon portrait, c'est une confrontation avec une vie nue, pleine de déclins, de chagrin et de grimaces. Ces deux figures ne sont probablement pas des personnages bibliques, mais des nains anormaux des tableaux de Diego Velázquez.

« Les deux rois » et « La tentation de St Antoine » battent de l'intérieur, bougent de manière expressive, tournoient pour atteindre une suggestivité mystérieuse.

Dans les années 70 et 80, Šulskis s'est éloigné des compositions aux multiples personnages pour passer à des variations sculpturales intimistes. C'est à cette époque qu'a eu lieu à Budapest des biennales internationales de petite plastique. Une quadriennale balte de sculpture et de petite plastique a été organisée à Riga, et une première exposition de petite plastique a été inaugurée à Vilnius en 1979. C'était la possibilité pour les sculpteurs de l'époque soviétique de conforter des thèses artistiques individuelles, et pour Šulskis cela a aussi été la possibilité de poursuivre sa tâche en ménageant des forces épuisées par un travail titanesque et fatiguant.

 

...les paraphrases de l'existence de l'homme-oiseau révèlent non seulement une représentation mythologique du monde, mais s'associent aussi au destin d'un peuple asservi.

 

La créature poétique qui a pris l'apparence d'un homme-oiseau a plus d'une fois, sous formes d'allégories, de symboles et de métaphores, erré aussi dans les œuvres d'Antanas Gudaitis, Leonas Strioga, Jūratė Stauskaitė et Šarūnas Šimulynas. On sent une réévaluation des valeurs de l'existence, une soif de réincarnation, une personnification de l'individualité dans « Les oiseaux » de Šulskis. Son homme-oiseau (ou un ange, rédempteur des âmes ressuscitées) rappelle parfois des créatures mythiques païennes, des symboles de l'art premier du christianisme. Dans les grandes civilisations près de l'Euphrate et du Tigre, du Nil et de l'Inde, en Mésopotamie ou en Égypte ancienne, des créatures hybrides sont devenues des objets sacrés. Il y en a beaucoup sur les portails des églises gothiques romantiques, Salvador Dali, Pablo Picasso et Marc Chagall aimaient les représenter. Dans les œuvres du sculpteur lituanien, elles rappellent l'oiseau égyptien sacré Ibis avec un énorme bec et de longues pattes massives. Dans un traité sur la soumission des Égyptiens à Ibis, Elian a écrit : « Après avoir caché la tête et le cou dans les plumes sous son ventre, il rappelle les contour du cœur. Il possède la sagesse du dieu Thot » [4]. Les personnages de Šulskis sont aussi sages, plongés dans un acte stoïque d'autosuggestion, dans des rituels d'apparition et de disparition. Les accords entre les volumes et l'espace, les rapprochements dynamiques des images créent une tension permanente, un conflit marqué par l'existence fatale de l'artiste lui-même. Les surfaces des sculptures sont gravées, les éléments du grotesque ne sont pour Šulskis qu'un moyen pour exprimer spontanément un état spirituel. Cela est caractéristique aussi du graphisme de l'artiste que l'on peut indiquer comme étant des œuvres originales, nullement subsidiaires. Les espaces des monotypes épurés, les représentations parallèles aux sculptures, un dialogue des couleurs et des lignes laconique, mais palpitant avec une énorme passion et une force de suggestion, et les paraphrases de l'homme-oiseau dévoilent non seulement une image mythologique du monde, mais sont aussi associés au destin d'un peuple asservi.

Les luttes avec le monde, les coups du sort et une matière insoumise ont formé toute l'existence de Rimantas Antanas Šulskis. Cela a été exprimé de manière imagé par Edmundas Saladžius pour ses adieux à son ami en 1995 : «  dans la rue Vilniaus à Kaunas, une poignée de main très ferme, chaude, mais le regard d'yeux qui ne voient déjà presque plus. Dans le studio, une tasse de thé, du pain, un couteau en acier, un verre d'une vodka forte. Avec amour. Rimantas ne connaissait pas la haine. Plus de quarante ans il a dignement traversé des déserts, poursuivi soit par un pharaon soit par un autre, croyant toujours que ses pieds nus étaient toujours mieux que des chaussures  faites dans le cuir d'un autre... ». [5]

Rimantas Antanas Šulskis a donné à des aspirations vitales et universelles une expression personnelle dans un face à face avec le destin de l'homme et les épreuves de l'époque. Nous commençons alors seulement à percevoir la globalité des intentions et des intonations du créateur du royaume de cuivre.

 



 

[1] A. Malraux. Įsivaizduojamas muziejus. Krantai. 1990 birželis, p. 24.

[2] S. Kuizinas. Tekstai iš vario. Kultūros barai. 1990, nr. 5, p. 35 – 38.

[3] A. Vyžintas. Prakalbinęs varį. Santara. 1992. Žiema, p. 79.

[4] I. Rak. Mify drevnego Egipta. Sankt Peterburg. 1993, p. 165.

[5] E. Saladžius. Atminimas. 7 meno dienos. 1995,  spalio 13.