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Il a fait parler le cuivre

Vyžintas A. « Santara ». Hiver 1992.

L'œuvre de Rimantas Šulskis était une véritable expression de résistance.

S'il me fallait nommer plusieurs artistes lituaniens contemporains parmi les plus intéressants et les plus originaux, je dirais sans hésiter le sculpteur Rimantas Šulskis. L'œuvre de cet artiste se distingue nettement dans le contexte de l'art lituanien d'aujourd'hui. Plus encore : certains experts de l'art soutiennent que son œuvre est un cas unique dans l'art européen, voire peut-être même mondial. Les œuvre monumentales et d'une force suggestive de Rimantas Šulskis consternent et étonnent, parfois même abasourdissent et offusquent, réduisent à néant les critères stéréotypés de la mentalité lituanienne et de l'évaluation de l'art lituanien. C'est peut-être pourquoi les travaux de ce sculpteur ont été longtemps inacceptables pour de nombreux critiques d'art et apologistes de l'art officiel. Je me rappelle que, lors de ma visite de la première exposition personnelle de Rimantas Šulskis, j'ai entendu une phrase d'un collègue critique d'art : « Il y a quelque chose comme pas lituanien... ». Lorsque j'entends de telles descriptions, je pense toujours : mais qui nous a implanté, que diable, cette étrange conception de la lituanité ? Les Lituaniens sont-ils vraiment des mollusques dévertébrés incapables de marteler la pierre ou le cuivre ? Mais peut-être que nos souffrances et nos pertes, notre volonté et la force de notre esprit, la crainte honteuse et le désespoir douloureux infligés durant des décennies ne valent pas le fait d'être éternisés par des formes un peu plus monumentales et plus sévères ? Certaines « sentinelles » d'une soi-disant lituanité sont vraiment étranges...

Il serait pourtant erroné d'expliquer l'élimination singulière de cet artiste et l'ignorance pendant longtemps de son œuvre uniquement par le côté inhabituel de la forme, des recherches esthétiques et de la technique. L'œuvre de Rimantas Šulskis était un véritable phénomène de résistance. Et c'est ce que j'écris maintenant : ce n'est en aucune façon une contribution pour un lecteur politisé. Regardez une des meilleures et plus impressionnantes œuvres du sculpteur, l'immense cycle de hauts-reliefs « Royaume de cuivre », regardez ces monstres en cuivre, ces monstres qui rappellent des chenilles métalliques, chassieux, oppressants, tuant leurs victimes. C'est juste une totale poésie épique, une légende sur un homme assoiffé de liberté qui se retrouve sous le dur joug du royaume de cuivre, le hachoir impitoyable et mutilant du système. Trouverons-nous dans l'art lituanien de la période soviétique beaucoup d'œuvres d'une telle force spirituelle, d'un tel parler vrai passionné et franc et d'un défi sans équivoque à un système déshumanisant ? Ce n'est pas pour rien que l'œuvre de Rimantas Šulskis déplaisait tant aux sombres serviteurs du royaume de cuivre, ce n'est pas pour rien qu'ils l'ont persécuté par tous les moyens, qu'ils l'ont même  interrogé et qu'ils ont perquisitionné sa maison. Au moment où les coryphées de l'art officiel nageaient dans la gloire et l'argent, tandis que nombre d'artistes qui ne s'étaient pas assimilés au système se résignaient en silence dans une émigration spirituelle : Rimantas Šulskis martelait le cuivre avec une ténacité fanatique. Au sens direct, il se battait contre le royaume du mensonge. Comme il l'avait appris, comme le lui permettaient ses forces, son talent et sa conscience.

 

Ce n'était peut-être qu'ainsi qu'il était possible de  tenir, de ne pas se briser ?

  

Il s'agissait d'un travail véritablement titanesque qui exigeait énormément de force et d'endurance. Rien que réaliser à partir d'une épaisse feuille de cuivre une œuvre du cycle du « Royaume de cuivre » a nécessité une année entière ! A ce que je sais, la technique a été conditionnée par des circonstances pratiques : dans un certain sens, les hauts-reliefs de Rimantas Šulskis sont une imitation originale du coulage du bronze ou bien, plus précisément, un ersatz. Sans possibilités matérielles et techniques et sans commandes, il a choisi une technique exigeant incomparablement plus de travail et de force physique, il a uniquement aspiré au résultat souhaité, et il a même gagné : les hauts-reliefs en cuivre ont acquis une nouvelle sonorité qui n'est pas caractéristique du bronze ainsi qu'une expression plastique originale et spécifique. Ce qu'il a fait est tout simplement fantastique.

Pourtant, on est étonné même en percevant la situation qui a déterminé le choix du sculpteur : quelle impulsion intérieure a poussé cet homme de fort caractère, mais de tempérament effacé, discret et calme, et, de plus, gravement malade, à créer des travaux d'une envergure si complexe, de gigantesques hauts-reliefs d'une composition plastique compliquée et le tout avec une technique inhabituelle, mieux adaptée à d'autres buts ? Pourquoi ne s'est-il pas ménagé ? Était-il impossible, par exemple... de pétrir de l'argile ou de faire des aquarelles ?

Ce n'est peut-être qu'ainsi qu'il était possible de tenir, de ne pas se briser ? Défendre sa vérité, sa compréhension du monde tout comme sa conscience ? Triompher de l'impuissance physique et prouver sa force, en se battant les yeux dans les yeux contre un horrible monstre en cuivre, contre le mal, contre un système tuant et détruisant tout ?

Je ne sais qu'une chose : le sculpteur a fait tout ce qu'il a pu.

Toutefois, une énorme énergie intérieure, l'ardeur, la patience, le temps, la résistance physique et morale, et le talent seuls ne suffisent pas à faire parler le cuivre de sorte qu'il traduise parfaitement la pensée artistique de l'artiste. Il faut aussi de l'amour. De l'amour pour son travail, de l'amour pour la matière avec laquelle tu travailles. Le sculpteur a dit une fois que « la matière, comme l'homme, a un second souffle, il semble qu'on ait déjà tout pressuré d'elle mais.... tu demandes gentiment et peu à peu elle donne encore ; tu sens combien elle peut encore  s'épancher, et alors entre toi et la matière apparaît une bonne relation... » Il est difficile qu'il ait pu être possible sans ce lien miraculeux de maîtriser une matière inerte telle que le cuivre, il est difficile que les meilleures œuvres de l'artiste aient pu naître sans lui : c'est comme si celles-ci avaient acquis un « second souffle » dans l'évolution des recherches créatives. Si les premières tentatives créatives de Rimantas Šulskis rappelaient un « ouvrage » en cuivre un peu trivial, elles étaient bien plus primitives : ce n'est que plus tard que le sculpteur a perfectionné cette technique jusqu'à la virtuosité, il a appris à marteler de petites pièces dans le cuivre et à traduire les nuances les plus subtiles de son état spirituel. Les reliefs en cuivre plats et décoratifs sont devenus des hauts-reliefs sculptés d'une énorme force artistique avec un contenu profond et tragiquement philosophique. Le sculpteur ne travaille pas seulement avec le cuivre. Ces derniers temps, l'artiste a créé de nombreux graphismes, de même que des sculptures à la plastique plus petite. Ces sculptures de bronze n'ont pas moins de valeur que les œuvres plus grandes. Cela prouve une fois de plus le talent de l'artiste, car les sculpteurs, habitués aux travaux monumentaux, ne réussissent pas toujours la petite plastique. D'ailleurs, les reliefs en cuivre ne font pas tous jaillir la monumentale force du « Royaume de cuivre » : il existe des œuvres plus calmes, plus lyriques en général, d'une plastique plus douce, voire même assez sentimentales. Ils ne sont pas tous réussi de la même façon. Travailler le cuivre est difficile, et Rimantas Šulskis n'était pas un robot ou un automate qui ne créaient que des chefs-d'œuvre. Comme tout le monde, non seulement il découvrait, mais il se cherchait et se trompait. Mais  il était toujours sincère et vrai. Là est sa force.

P.S. J'ai déjà écrit une fois sur Rimantas Šulskis. Sa première exposition personnelle était alors organisée, à l'été de l'année dernière, dans la Galerie de peinture de Kaunas. Après celle-ci, il y a eu un grand nombre de publications sur cet artiste, il y a même eu une émission de télévision et le musée des beaux-arts M. K. Čiurlionis a acquis plusieurs travaux. Je me suis pourtant souvent interrogé : pourquoi la reconnaissance de cet artiste original a-t-elle été si tardive ?  Est-ce que les « cerbères » du royaume de cuivre en sont vraiment coupables ? Et où étiez-vous, chers experts, amateurs ou critiques d'art ? Où se trouvaient vos yeux, votre éloquence et votre courage actuel ? C'est pourquoi, il ne faut pas aujourd'hui gazouiller que cet artiste nous est utile et cher. Ce n'est pas très honnête ni très sincère. Nous ferions mieux de ne pas l'empêcher de travailler. Il veut encore beaucoup faire. Il travaille.  Et ceux qui aiment montrer du doigt pouvaient le faire bien avant...

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